Dur, dur, d’être un vegan faillible…

Être végé, c’est vraiment pas une sinécure (de détox). Il faut être calé sur tout. Et c’est parfois assez fatigant.

Davantage que pour les autres aspects de ma personnalité, de mon identité – je ne suis pas *que* vegan, vous savez -, je dois sans cesse m’expliquer, justifier mes choix, mes convictions. Bon sang, j’ai peur des bâtonnets en bois, et ça tout le monde s’en fout ?

Vous connaissez le fameux « comment savoir que quelqu’un est vegan ? Ne vous inquiétez pas, il vous le dira » ? He bah je n’ai même pas besoin de le dire, les gens me posent plein de questions spontanément ; je dirais que 98% des conversations que j’ai sur ce sujet-là « dans la vraie vie » sont initiées par quelqu’un d’autre (et vous savez comme mes statistiques sont fiables). Ce qui, au fond, est plutôt encourageant, parce que ça prouve que mes amis s’intéressent à ça, et veulent en savoir plus. Je suis souvent véritablement heureux de pouvoir discuter de ces problématiques avec eux. Et je suis persuadé que cela part d’un véritable questionnement, preuve que le débat public progresse sur ces questions. De la part de mes amis – c’est normal, ce sont mes amis -, je n’ai en général que des questions bienveillantes, loin de celles des trolls que j’ai pu rencontrer.

Parce que oui, quand un mec que je viens de rencontrer me demande, tout en mangeant sa côtelette, si je n’ai pas honte de faire du mal à la salade que j’ai dans mon assiette, c’est un troll. Quand un ami me demande si l’homme devrait agir sur la souffrance des animaux sauvages, c’est une question légitime et pertinente.

Le problème n’est donc pas l’intention. Il est que tout cela est symptomatique d’une réalité un brin déroutante : c’est sur « nous », végé de tous poils, que repose la charge de la preuve. Et quelle charge ! L’exploitation animale va tellement de soi que c’est constamment à nous de montrer, à grand renforts d’arguments, qu’il faut changer la société, et jamais aux autres de montrer que la société est très bien comme ça. D’une part, et cela va plus loin que la question animale, je ne comprends pas pourquoi le système en place bénéficierait d’une quelconque présomption de légitimité qui lui dispenserait de se défendre aussi. D’autre part, je vous avoue que cela me laisse perplexe, car l’arsenal argumentatif que l’on doit utiliser est souvent hors de portée du commun des mortels.

Et comme Dieu est mort et qu’on peut pas compter sur lui, on l’a dans l’os. Ou dans le pépin.

On m’interroge beaucoup moins souvent sur les jeux de rôle japonais de 1990 à 2000, alors que j’aurais taaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaant de choses proprement fascinantes à raconter. Quel dommage.

Mais revenons à nos tofus. On me demande d’avoir une culture encyclopédique de tout ce qui touche de près ou de loin au vég*isme, sur des points très techniques. Je dois pouvoir me faire le chantre du vég*isme et être capable de déconstruire le mythe de la nécessité de l’exploitation animale en toutes circonstances. Je dois être polymathe en somme :

  • Je dois être super fort en philosophie, être capable de raisonner à partir de scénarios très hypothétiques, pouvoir citer les auteurs ayant critiqué l’humanisme en tant qu’exclusion des animaux, expliquer toutes les différences entre les théories animalistes, le droit des animaux, le welfarisme, l’abolitionnisme…
  • Je dois maîtriser la biologie et la médecine, savoir comment se déroulent les expériences sur les animaux dans les moindres détails, citer les progrès et les échecs de la recherche, trouver le juste milieu entre recherche acceptable et recherche inacceptable, connaître le système nerveux de tous les animaux puis classer lesdits animaux par complexité dudit système nerveux…
  • Je dois être imbattable en diététique, connaître précisément et sans antisèche la composition des aliments, où trouver du fer, où trouver des protéines, combien de lentilles il faut manger pour avoir autant de protéines que dans un steak, quelles sont les vitamines que l’on trouve dans le citron…
  • Je dois trop assurer en développement durable, pouvoir donner des chiffres relatifs au gaspillage des terres et de l’eau par les élevages agricoles, à la déforestation, au nombre de douches économisées par la non-consommation d’un burger…
  • Je dois tout savoir sur l’économie, connaître sur le bout des doigts les conséquences économiques de la consommation de viande, d’une éventuelle baisse de celle-ci, d’une improbable disparition totale de celle-ci du jour au lendemain (hum), le coût et la faisabilité de la reconversion professionnelle des acteurs de la filière…
  • Je dois être ultra-fortiche en droit/géopolitique/sciences sociales en général, connaître la législation dans tous les pays sur le bout des doigts, expliquer sans difficulté pourquoi le tiers-monde souffre de notre production de viande, être au taquet sur les habitudes des Inuits…
  • Et, last but not least, je dois être super imaginatif, réfléchir en quelques secondes à des univers anticipo-dystopiques où les carottes parleraient, les animaux envahiraient les rues, tout le monde habiterait des îles désertes et aurait des allergies ou des maladies super rares.

Malheureusement, tout cela est impossible. J’ai réfléchi à beaucoup de ces éléments, j’ai fait des recherches, je me suis un peu cultivé, mais je suis loin de pouvoir tout expliquer, sur tous les sujets, et encore moins sur l’instant, lors d’une discussion. Pourtant, c’est souvent ce que l’on attend de moi. Ou, nuance importante sans doute, c’est l’impression que ça me donne. Et peut-être n’est-ce rien de plus, au fond… jusqu’à un certain point.

Autre difficulté, je n’aime pas me prononcer de manière assertive sur des choses dont je ne suis pas sûr. J’ai des opinions politiques bien sûr, mais je refuse de dire que ce sont les bonnes, parce que ce qui entre en jeu dans le choix d’un système politique est très complexe, et de nombreux éléments me font défaut. Je peux affirmer que ne pas discriminer selon le sexe est une bonne chose. Je ne peux pas affirmer que le protectionnisme économique est une bonne chose. L’éthique ou la logique sont compréhensibles par tout un chacun. L’économie ou la physiologie ne le sont pas.

Enfin, d’après ma propre expérience – je n’en fais bien sûr pas une généralité – les autres éléments d’identité (opinions politiques, appartenance à une religion, militantisme environnemental) ne font pas l’objet de tels questionnements en profondeur. Je n’ai pas l’impression que l’on attende d’un électeur une telle omniscience derrière ses convictions, qu’on lui demande pourquoi le SMIC devrait être à 1185 € plutôt qu’à 1139 € par exemple. Ou que l’on presse un adepte du bio de lister et comparer les méthodes de l’agriculture conventionnelle et celle de l’agriculture biologique. Souvent, une proposition générale (vraie ou fausse) suffit : « le pouvoir d’achat permet la croissance », « le naturel est moins dangereux pour la santé », « l’Europe limite nos droits sociaux »…

C’est comme si l’on attendait de chaque végé qu’il ponde un traité digne d’un programme électoral. Alors qu’un tel inventaire est loin d’être indispensable. La quasi-totalité de mes interlocuteurs sont déjà totalement conscients et convaincus de ce qui, selon moi, est suffisant pour « sauter le pas » et devenir végétarien :

  1. on ne doit pas causer de souffrance injustifiée,
  2. les animaux souffrent,
  3. cette souffrance n’a pas de justification.

En d’autres termes, presque tout le monde (autour de moi, encore une fois) sait qu’il devrait adapter son mode de vie, et qu’il pourrait le faire (= pas de problème de santé…). Eux-mêmes savent que les « arguments » du type « j’aime trop la viande », qui reviennent tout le temps, ne sont évidemment pas des arguments. Ils ont déjà les bases suffisantes pour arrêter de cautionner le gros de l’exploitation animale, à savoir la consommation alimentaire.

Peut-être que certaines personnes ont légitimement besoin d’autres arguments, comme les conséquences environnementales de la viande. Mais, j’en suis convaincu, certainement pas de tout ce que l’on demande aux végé d’expliquer encore et encore. Et alors que de l’autre côté, on attend toujours ce genre d’argumentaire motivé du « pourquoi il est moral et nécessaire de manger de la viande ».

Pourtant, l’impression que cela donne est qu’il faut que l’on apporte toute la solution clé en main, en tenant compte de tous les cas marginaux, même les plus irréalistes possible. J’ignore pourquoi il faudrait trancher la question de la consommation de viande des Inuits ou celle de la souffrance des végétaux pour que le Français moyen arrête d’acheter du poulet, mais enfin bon. Mais au-delà de ces arguments de mauvaise foi, le simple fait de poser comme présupposé le besoin d’une solution parfaite relève du sophisme. Tu peux déjà arrêter de manger ton poulet, dans un premier temps, et continuer à réfléchir aux Inuits si tu veux.

Est également sophisme le fait de se servir des écarts de conduite de son interlocuteur pour décrédibiliser toute son argumentation et la cause qu’il défend. Le chat de Vladimir mange de la viande, donc ce que Vladimir défend est invalide. Gertrudeau a mangé un morceau de fromage il y a deux semaines, donc ce que Gertrudeau défend est invalide. Jean-Fifrelin a encore des chaussures en cuir achetées il y a 15 ans, donc ce que Jean-Fifrelin défend est invalide.

Haaa, vivement le jour où il suffira d’exhiber une pancarte avec un petit veau mignon pour convaincre instantanément les gens. En attendant, devenons tous polymathes et bossons notre rhétorique. En attendant encore plus, spéciale dédicace dans le titre aux gens de ma génération et à la scène musicale française de qualité.

11 réflexions sur “Dur, dur, d’être un vegan faillible…”

  1. Josick van dromme

    Excellente analyse, et très drôle, ça me rappelle pas mal de conversations que j’ai eues !
    De mon côté je parle en général d’abord de la planète (réchauffement climatique, déforestation, sécurité alimentaire, etc.) car la plupart des gens y sont réceptifs (surtout les jeunes et les parents). L’impact est plus grand si l’on connaît 3 ou 4 faits et chiffres officiels (élevage pire que les transports, 80% de la déforestation en Amazonie, 40% de toutes les récoltes vont au bétail, etc.).
    A d’autres personnes je « vends » plutôt l’argument santé, et en plus pour les produits laitiers je mentionne le fait que nous sommes la seule espèce animale à continuer à consommer du lait après avoir été sevrés, qui plus est provenant d’une autre espèce, ce qui est loin d’être logique. J’ai constaté que cela fait réfléchir et produit souvent un « déclic » chez mon interlocuteur.
    Enfin, je mentionne toujours à un moment donné les raisons philosophiques de mon choix: « Je n’aime pas souffrir moi-même, alors pourquoi ferais-je souffrir un autre être vivant ? ». C’est simple, personnel et du coup les gens accrochent bien en général.

    Merci encore,
    Josick

    1. Oui, il est important de savoir s’adapter suivant son interlocuteur. Quand je peux (sur le blog c’est pas possible), je concentre mon argumentation sur certains points ou joue sur l’émotion, etc., suivant ce que je perçois chez l’autre. Dans l’énorme majorité des cas, je pose des questions pour que ce soit lui qui arrive à des conclusions, parce que c’est plus efficace 😉

      Merci à toi !

    2. Parler des conséquences écologiques de l’élevage, c’est quand-même sacrément dangereux pour les animaux…
      Les gens risquent d’arrêter de manger des vaches et se mettre à manger des poulets et des poissons parce que c’est plus écologique. Mais ça aura pour conséquence de tuer près de 10 fois plus d’animaux.
      Pareil pour l’argument de santé: les gens vont manger des poulets et des poissons à la place des vaches, ce qui serait terrible.

      A mon avis, on devrait vraiment uniquement se concentrer sur l’argument central: c’est injuste de tuer et faire souffrir sans nécessité.
      Et tant pis si les gens ne changent pas (tout de suite) de régime alimentaire. Au moins, ils seront d’accord pour voter et faire voter sur des changements législatifs.

  2. Je ne retiendrai que la référence musicale du titre Ô combien bouleversante pour cette génération 🙂 Sinon je suis d’accord du début à la fin… mais ça m’embête de l’être !

  3. Ping : Le calendrier de la mauvaise foi | How I Met Your Tofu

  4. merci mille fois pour cet article, et j’ai bien ri tout du long – tout est SPOT ON, tu as entièrement raison et je ne découvre l’article que maintenant mais la situation semble toujours être la même, en tous cas de mon côté, les habitudes ont la peau dure ! en tous cas bravo encore

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