Humanité et carnibalisme

Suite à plusieurs requêtes de la part de certains de mes lecteurs non végé, je voulais faire un petit point terminologique sur une notion qui revient souvent dans le petit monde des bouffeurs de graines et des masticateurs de tofu soyeux. Oui, j’ai des requêtes maintenant, c’est classe.

Moralité : amis activistes de tous poils, vous risquez de vous faire chier, parce que c’est un peu la base.

Bon. Qu’est-ce que le carnisme ?

Non, ce n’est pas un amour immodéré pour le chili con carne. Ça, c’est le chili con carnisme. Faut suivre un peu.

Le carnisme est un terme créé (dans ce contexte en tout cas) par la psychologue sociale américaine Melanie Joy. On retrouve beaucoup ce terme dans le « milieu » vegan, parfois utilisé à tort et à travers, à bon escient ou pas. Mais je ne pense pas que cette notion soit bien connue en dehors de ces « sphères ».

Je vais ici tenter de résumer (car c’est bien plus détaillé) cette notion telle qu’elle est exprimée par Melanie Joy. Donc si vous voulez vous plaindre, bah vous lui écrivez. Na.

Le carnisme est un système de croyances invisible qui nous conditionne à manger certains animaux. Ce système de croyances est une idéologie, mais une idéologie dominante : il est invisible, diffus, omniprésent. Il modèle nos normes, nos comportements, nos croyances. Et c’est bien le problème des idéologies dominantes : les opinions qui les composent passent pour des faits, pour des évidences, même quand cela n’est pas le cas. Et, par extension, un « carniste » va être une personne qui souscrit à ce système de croyances invisible. Inconsciemment ou pas, d’ailleurs.

J’emprunte ici la traduction d’un texte de Melanie Joy aux Cahiers antispécistes :

Il n’est pas surprenant que le végétarisme ait été nommé avant le carnisme, tout comme le féminisme l’a été avant le patriarcat. Il est facile de repérer les idéologies qui s’écartent du courant dominant. En outre, l’invisibilité est le principal moyen par lequel les idéologies dominantes perdurent. Et l’absence de nom préserve l’invisibilité. On ne parle pas de ce qu’aucun terme ne désigne, et on ne questionne pas ce dont on ne peut pas parler.

En outre, le carnisme est une idéologie violente. Il implique la mort. Il suppose que nous participions à la mise à mort d’êtres sensibles, qui souffrent, ressentent des émotions complexes et ont un intérêt à vivre. Mais, parce que nous ne somme pas des monstres, comment expliquer que nous participions à cela ? C’est bien simple : les idéologies violentes comme le carnisme utilisent des mécanismes de défense, psychologiques et sociaux, pour pouvoir se répandre. J’avais parlé ici de certains de ces mécanismes psychologiques. Le point commun de tous ces mécanismes ? Ils se débrouillent pour nous pousser à participer à des pratiques auxquelles on ne participerait sinon pas . Et tout cela sans que nous le sachions.

C’est un peu comme les extra-terrestres, les reptiliens ou les francs-maçons, qui dirigent notre vie sans que nous le sachions.

Sauf que là, c’est vrai, et c’est scientifique. Même si les biais cognitifs dont souffre le cerveau, c’est moins sexy que les petits gris de Roswell.

Melanie Joy identifie comme premier mécanisme de défense du carnisme le déni. Si nous n’admettons pas qu’il y a un problème, nous n’avons pas à nous en soucier. Ce déni est exprimé par l’invisibilité du phénomène : si une idéologie n’a pas de nom, on ne peut pas y réfléchir, ou la remettre en question. Cela s’explique notamment parce qu’elle n’est pas vue comme une idéologie, mais comme un fait établi, relevant de la nature des choses, du « c’est comme ça ». On ne voit alors pas le fait de participer au système comme un choix, alors que si, bien sûr que c’en est un. On fait le choix de manger de la viande ou pas. Quand on comprend cela, on comprend aussi qu’il n’y a pas que nous, les « vegan », qui avons un régime alimentaire « particulier ». Manger de la viande aussi, c’est un régime particulier, qui ne doit pas bénéficier d’une aura de bienséance simplement parce qu’il serait un régime « par défaut ».

Autre élément de cette invisibilité : les victimes – je veux parler ici des victimes « animaux », bien que ce ne soient pas les seules – de ce système sont cachées. Pourquoi les publicités pour la viande ou le lait ne nous montrent-elles d’animaux que sous la forme d’images d’Épinal ? Pourquoi toutes les étapes précédant le « produit » fini, le steak dans l’assiette, sont-elles cachées ? Pourquoi le dévoilement d’images montrant ce qui se passe dans les abattoirs met-il mal à l’aise ?

Tout cela a une même origine : on ne veut pas savoir. Si vous goûtez un plat que vous trouvez très bon, que vous demandez la recette au cuisinier, et que celui-ci vous répond : « le secret, c’est de mettre de la viande bien ferme de labrador », il y a de fortes chances que vous soyez dégoûtés. Cette révélation aura gâché votre expérience culinaire. Similairement, nous ne voulons pas voir comment est fabriqué le jambon que nous mangeons, parce que… bah parce que cela pourrait très bien avoir pour conséquence un abandon de la consommation de ce jambon…

Le deuxième mécanisme de défense du carnisme, celui qui intervient quand le déni devient impossible devant la réalité de la chose, s’exprime par les justifications. Pour citer Melanie Joy : « apprendre à croire que les mythes de la viande sont les faits de la viande ». Les trois « N ». Le fait que manger de la viande soit « Normal, Naturel et Nécessaire ».

Mais la « normalité » n’est ici que la somme des croyances et comportements de la culture dominante, le carnisme. Cela n’est pas une raison valable de faire ou de ne pas faire quelque chose. Cela ne dit rien de la morale ou de l’éthique. Il est « normal » dans certains pays d’aller à la messe. Est-ce pour autant un impératif moral ? Il est « normal » de manger le dessert après le plat principal en France. Est-ce pour autant un impératif moral ?

Le côté naturel, c’est pareil. Le fait que l’homme soit « au sommet de la chaîne alimentaire » est non seulement faux, mais surtout descriptif. Ce n’est en aucun cas prescriptif : cela n’a rien à voir avec l’éthique ou la morale. Le fait que l’on ait « toujours mangé » de la viande ne justifie rien non plus. On a toujours asservi des populations, on a toujours opprimé les femmes, on a toujours appris aux enfants des chansons de Jean-Jacques Goldman en cours de musique : trois exemples, également affreux, qui illustrent bien qu’une tradition n’est pas nécessairement bonne.

Enfin, manger de la viande serait « nécessaire ». Pour Melanie Joy, ce que nous appelons « nécessité » renvoie à ce qui est nécessaire pour maintenir la culture dominante, le statu quo du carnisme. Car la viande n’est, sinon, en rien nécessaire. Pour la santé ? Si le fait de voir que des gens vivent très bien sans consommer de produits d’origine animale ne vous suffit pas – et je peux le comprendre – peut-être que la science sera plus efficace (en anglais, parce que ce sont des publications scientifiques et qu’elles sont donc souvent en anglais). Non, manger des produits d’origine animale n’est pas nécessaire pour être en bonne santé. L’homme est un omnivore opportuniste, cela ne signifie pas qu’il *doive* manger des animaux. Ça veut simplement dire qu’il *peut* physiquement le faire.

Un troisième mécanisme de défense utilise les distorsions cognitives. Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, mais d’une manière telle qu’il est plus confortable à voir. La réification, le fait de voir les animaux comme des objets, comme des ressources : la viande, le bétail, les ressources halieutiques. Le fait de voir les animaux comme des abstractions : un cochon est un cochon, tous les cochons sont les mêmes. Le fait de parler du cochon, comme on dirait « le Chinois » ou « le roux ». En ne reconnaissant pas l’individualité de chaque être, on accepte mieux ce qui leur arrive. Ils n’ont pas de nom, tout au plus des numéros. C’est la différence entre manger du porc et manger Gérald, cochon de 2 ans, qui était plutôt timide, aimait jouer, et avait pour frère et sœur Freddy et Marina. La même réalité, une perception différente. Autre exemple, le fait de classer les animaux en différenciant ceux que l’on peut manger (vache, cochon, poulet…) de ceux que l’on ne mange pas (cheval, veau, chien…), alors que cela ne repose sur aucun critère scientifique valable. N’est-ce pas absurde ?

Il n’est pas question, je le répète, de considérer que ceux qui participent à la perpétuation de ce système sont des monstres. Il faut détruire le carnisme, pas les carnistes. Nous sommes tous les victimes de nos biais cognitifs et de pressions sociales. Par exemple, de nombreux éleveurs disent aimer leurs animaux, et je ne mets pas en doute leur sincérité. Je pense réellement qu’ils les aiment et qu’ils sont tristes de devoir les amener à l’abattoir. Ils pensent qu’ils n’ont pas le choix, ou que c’est comme ça, ou que c’est la nature. Ils ne sont pas méchants ; ils se trompent, c’est tout. Il est important de remettre en question nos préjugés, de réfléchir sincèrement aux raisons nous poussant à manger de la viande, parce que ce système a des conséquences graves sur les animaux et les humains – l’environnement notamment.

Melanie Joy explique d’ailleurs que nous nous soucions des animaux. Ce souci est une arme à double tranchant, parce qu’il explique pourquoi nous disposons d’un arsenal de mécanismes servant à justifier ce que nous savons, au fond, injustifiable, mais aussi parce qu’il permet, une fois que l’on a fait face à la réalité, de réagir et de changer ses comportements.

On me demande souvent pourquoi je ne mange pas de viande. J’aimerais vraiment que chacun de mes interlocuteurs se pose la question opposée : pourquoi mangé-je de la viande ? Une fois que l’on a compris que c’est aussi une idéologie, et pas une réalité normale, naturelle ou nécessaire, cette question prend tout son sens. Et je fais le pari que bien peu d’arguments valables ne sortiront de cette réflexion.

8 réflexions sur “Humanité et carnibalisme”

  1. Les animaux se bouffent entre eux, nous sommes des animaux, ne rendons pas artificiels ce qui est initialement naturel. Par ailleurs le terme spécisme qui voit l’homme comme un être vivant supérieur qui mange les animaux (et qui donc est sauvage..) devrait être vu autrement : L’homme EST indéniablement supérieur aux animaux et c’est justement grâce à cela qu’il pourrait arrêter de manger des animaux car il a les moyens de se nourir autrement.

    1. Je ne sais pas si je comprends bien les raisons de ton commentaire, mais peut-être est-ce l’utilisation du terme de « naturel » par Joy ? Si c’est le cas, je pense que ce terme n’est pas ici à comprendre dans le sens de naturel/artificiel, mais davantage dans le sens du « c’est comme ça », cf. tradition, etc.

      Sinon, sur le fait que les animaux se bouffent entre eux et que nous soyons des animaux, c’est une évidence, oui. Après, il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont nous le faisons, mais c’est encore un autre sujet 😉

      Et ni Joy ni moi ne remettons en cause la réalité de ce qui se passe dans la nature. Je l’ai dit, l’homme est un omnivore. Mais en tout cas, le côté « naturel » de quelque chose n’implique pas que cette chose soit bonne ou pas (tu ne dis pas ça, hein, je sais bien).

      Sur le spécisme, je suis d’accord avec toi pour dire que c’est parce que l’homme peut décider de ne pas manger d’animaux qu’il doit le faire (à la différence des autres animaux), mais je ne dirais pas qu’il est supérieur. Il a certaines caractéristiques qui font qu’il est capable de jugement moral, par exemple, mais cela n’en fait pas un être supérieur. C’est seulement parce que l’homme décide d’après ses propres critères que ses facultés sont « supérieures » qu’il peut dire qu’il est supérieur. Si le critère n’est plus « le fait d’avoir un jugement moral » mais « la vision nocturne » ou « le fait de pouvoir voler »… On est pas très bien classé 😉

      1. Tu veux bien m’offrir un peu de ton expérience dans les compétences bienveillance, conciliation et diplomatie ? Tu es un modèle pour la forme ; et le fond aussi, mais là j’ai juste envie de parler de la forme, OK ? – d’ailleurs je commence à t’imiter dans la façon d’écrire, je suis comme ça, une vraie éponge, ou un vrai caméléon (bon stop maintenant !). Enfin, le plus dur, ça reste quand même l’oral, je trouve, et de loin !

        1. Je fais une formation en jeux de mots de merde et en blagues pourries à la salle polyvalente Laurent Ruquier de Trouville-sur-Vistoux le 13 mars à 14H25 si tu veux. Apporte des cacahuètes, on n’avait pas de budget pour la bouffe.

          Pour la diplomatie… Que dire ? J’essaye 🙂

          Bon, sinon c’est gentil 🙂

  2. Ping : Mes trouvailles véganes, et pas que ! #5 | Version Vegan

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