Perdre la tête, c’est pas le pied

Cela avait commencé classiquement, lorsqu’on s’était rendu compte que le sang de bébé fraîchement décapité avait des propriétés médicinales. Le problème de la surpopulation avait aidé à faire avaler la pilule au début, et bien vite on avait reconnu la nécessité de décapiter les bébés pour faire d’une pierre deux coups (de hache). On commença avec les orphelins, les bébés abandonnés. Ceux-ci ne manqueraient à personne. Puis on mit en place des mécanismes juridiques permettant de vendre son bébé à la science. Bien vite, cela devint normal. On créa des moyens de plus en plus perfectionnés, afin d’accélérer la procédure. La scie en étain succéda à la hache. Le laser succéda à la scie. On pût conserver le sang de plus en plus longtemps.

La nouveauté se mua en habitude. Certes, ce n’était pas une pratique très ragoûtante, mais le jeu en valait bien la chandelle. Et toute une économie commença à se construire autour de la décapitation de bébés et du commerce de sang médicinal. Des établissements spécialisés, des emplois, de nouveaux rayons dans les pharmacies. De nouvelles tendances apparurent : le sang de bébé roux serait meilleur pour la santé que les autres, et devint donc particulièrement populaire, ce qui mena à une augmentation des prix. Et à une diminution des roux.

Les différents groupes sanguins constituaient des millésimés plus ou moins recherchés, en fonction de leur rareté. Les magasins labellisés AB proposaient le summum du sang de bébé, avec un groupe sanguin qui représentait 4% de la population. Mais partout, absolument partout, on trouvait du sang de bébé décapité en libre service.

Et bien entendu, on épargnait ce sort aux bébés les plus mignons.

Au fur et à mesure, des mouvements de résistance se constituèrent, bien sûr. Ceux-ci remettaient en question la pertinence d’avoir recours au sang de bébé décapité pour soigner les verrues plantaires. Ils avançaient que d’autres médicaments existaient, et qu’il était peut-être un peu extrême de tuer des bébés pour cela. Au début, on leur objecta qu’ils étaient réactionnaires, qu’ils s’opposaient au progrès. Quatre décennies plus tard, qu’ils étaient contre les traditions, qu’ils étaient de doux rêveurs ou de dangereux révolutionnaires.

Ce qu’on leur reprochait par dessus tout, c’était de ne pas respecter la liberté des autres. La liberté de décapiter des bébés moches, qui était presque un droit fondamental de la personne. Il n’était pas rare de voir des gens se révolter de la décapitation de bébés mignons dans certaines régions du monde tout en se massant le pied avec du sang de bébé moche.

La liberté. Un mot si doux à entendre lorsqu’il nous concerne, et si dissonant quand il s’applique aux autres.

Ces associations organisaient régulièrement des actions, à l’occasion desquelles on les taxait d’extrémisme, de sectarisme. Leurs méthodes n’étaient pourtant pas très différentes d’autres associations, qui se battaient sur d’autres fronts. La guerre, la maladie, le réchauffement climatique. Associations qui n’étaient pas davantage sectaires. Mais voilà : mettre en lumière les éventuels problèmes cachés derrière les bébés décapités, ça gênait aux entournures. Et il n’était pas rare que des opposants aux opposants organisent des actions de leur côté, pour provoquer : des massages de pieds sanguins de groupe.

Personne ne pouvait vraiment dire pourquoi la décapitation de bébés devait continuer. La plupart des gens voyaient bien le problème, mais considéraient qu’il n’était pas de leur ressort de le régler, ou que cela ne servait à rien. « Foutu pour foutu »… D’autres avaient peur, peur d’un avenir où les bébés et les verrues envahiraient les rues. Le poids de l’habitude, l’impression de nécessité, tout cela pesait plus que les remords ou les doutes que l’on pouvait avoir.

Le problème devint de plus en plus visible. Les associations de plus en plus connues, et populaires. Alors, les gens eurent moins peur du ridicule, furent plus prompts à s’engager. Ce qui mena à plus de visibilité. A plus d’engagement. La boucle étaient bouclée.

Enfin, la question de la décapitation des bébés devint une problématique de politique publique. Le droit prit en compte le fait que pour obtenir du sang de bébé décapité, il fallait décapiter un bébé, et que cela posait peut-être des problèmes éthiques. Des partis se formèrent autour de cette idée, et des personnalités politiques au sein d’autres partis se mirent à s’y intéresser. A proposer un massage du cuir chevelu juste avant la décapitation, pour que celle-ci se fasse dans de meilleures conditions. A décapiter dans la maternité même, pour limiter le temps de vie pré-décapitation. Les propositions se firent de moins en moins ridicules et de plus en plus efficaces et satisfaisantes.

Les alternatives au sang de bébé, par exemple la pommade, se vendirent de mieux en mieux, ce qui motiva les commerces à les développer.

Et en quelques dizaines d’années, la balance avait penché du côté des opposants à cette pratique. Celle-ci disparut progressivement, lentement, mais sûrement, jusqu’à ce que tout cela ne sembla être qu’un lointain cauchemar. Le soleil continua de se lever, et les bébés purent à nouveau garder leur tête – ce qui eut un effet positif sur l’économie des chapeaux pour enfants.

Aujourd’hui, lorsque l’on repense à tout cela, on a du mal à y croire. Certains se diront que cela n’a jamais eu lieu, que jamais l’homme n’a pu, ou ne pourra, être capable d’atrocités pareilles.

Et peut-être n’est-ce qu’une histoire, au fond.

12 réflexions sur “Perdre la tête, c’est pas le pied”

      1. Pas de problème! Ne le fais pas si tu ne le sens pas 🙂 (la 1ere année je ne l’avais pas fait, ça ne me tentait pas plus que ça). Cette année j’ai voulu jouer le jeu pour faire découvrir des blogs chouettes comme le tien!

  1. Bonjour,
    Le problème, avec ce genre de parabole, au demeurant très bien écrite, c’est qu’il s’agit de bébés de NOTRE espèce. Or la plupart des gens se foutent pas mal des autres bébés : veaux, agneaux, porcelets, poussins… Sa force pédagogique en est donc amoindrie (et je suis le premier à le regretter).
    Merci pour votre humour !
    Cordialement

    1. Le sort des bébés de notre espèce s’ils sont d’une autre couleur ou d’une autre religion peuvent aussi laisser indifférent…

  2. Waouh. Cela donne envie d’écrire des nouvelles (et / ou des romans) dystopiques sur le sujet – et sur d’autres, en n’opposant pas les causes, bien au contraire. Le commentaire de Persil est très utile, et à prendre en compte pour l’écriture d’un roman dystopique spéciste – encore plus dystopique et encore plus spéciste que notre civilisation actuelle, j’entends – spéciste à l’extrême, comme toute « bonne » dystopie digne de ce nom, Un « Meilleur des mondes » spéciste, en somme.

    Je découvre ton blog grâce aux Cahiers antispécistes (debunk de l’absurde argumentaire spéciste – mais pas que – que « Libération » a osé publier ; d’ailleurs, pourquoi ne pas leur proposer de publier un droit de réponse ? – des débats de fond, posés et sérieux se perdent dans ce pays et ailleurs).

    1. Hehe, je pense que je vais aimer ton blog, j’adore la dystopie 😉

      Pour le droit de réponse, le problème est que je ne vois même pas à quoi répondre, étant donné que ce texte est incompréhensible. A part attirer l’attention (comme j’ai essayé de le faire) sur la vacuité des propos de l’auteur…

  3. Louve des steppes

    Bravo pour ce joli petit conte (et aussi pour viande humaine)!
    Fan de SF je rêve de plus de romans ou de film qui mettraient en scène ce genre d’inversion de situation, que je trouve bien plus impactant que de longs discours. Comme je le dis souvent à mon entourage, depuis que j’ai ouvert les yeux (le voile est tombé du jour au lendemain après la lecture d’un livre sur la souffrance animale) je vis dans un film d’horreur et cest violent…
    (D’ailleurs je vous recommande de voir le film Okja, Je m’attendais à tout sauf à tomber sur un film vegan)
    Bonne continuation, j’ai hâte de lire vos prochains contes dystopiques!

    1. Merci ! J’ai vu Okja, et j’en ai un avis… mitigé. Peut-être que je ferai un billet sur le sujet. Mais bon, je l’ai apprécié quand même, cinématographiquement parlant 🙂

  4. Louve des steppes

    J’en conviens : Il y a sans aucun doute mille choses à redire sur le film, car je pense que l’auteur n’a pas voulu faire un film antispeciste. Mais c’est ce qui le rend intéressant. Il a montré l’horreur de la logique industrielle et financière dans un conte pour enfant, et en cela il participe à la.prise de conscience qui est en train d’émerger (je prends peut être mes rêves pour la réalité car je suis désespérément optimiste )

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