Droit des animaux, utilitarisme et autres joyeusetés à poils longs

Après avoir discuté de souffrance et de conscience avec un ami – que nous appellerons Zéphyr pour moins de transparence – et observé des confusions entre les théories animalistes sur certains forums, je me suis dit qu’il serait bon de parler ici de la différence entre deux théories d’importance, celle de Peter Singer et celle de Tom Regan. Le premier est un philosophe utilitariste australien, connu notamment pour son livre La libération animale. Le second est philosophe aussi, américain, et a publié Les droits des animaux. Les deux sont des universitaires, comme très souvent, parce qu’au fond, lorsque l’on n’a pas fait de thèse ou publié d’articles peer-reviewed auparavant, nos idées sont nécessairement fausses et indignes d’intérêt.

Ce qui explique pourquoi l’écrasante majorité des invités des émissions de France culture que j’écoute sont (je fais les accords que je veux) directeurs de recherche au CNRS, à l’EPHE, à l’INRA ou au DDRFSSTUFFRPORRFLNNF. Parce que la parole des praticiens ou des curieux qui ne sont pas passés par le système mandarinal du bac + 15 vaut peau de balle et balai de crin.

Mais pardon, je diverge.

Deux théories qui se rejoignent sur le fait que faire du mal aux animaux, c’est pas glop, mais qui s’opposent assez radicalement sur leurs fondements et qui divisent la communauté. Je compte revenir en détail dans un article ultérieur sur chacune de ces théories, mais en voilà un bref résumé.

D’après Peter Singer, il faut prendre en compte les intérêts des animaux parce qu’ils souffrent. C’est également lui qui a popularisé (et non créé) le terme de spécisme, par analogie avec le racisme ou le sexisme. En effet, tous les individus (humains ou pas) capables de souffrir et ressentir du plaisir doivent être considérés comme moralement égaux. Comme je le disais, Singer est un utilitariste : dans la maximisation du bien-être commun, il convient de prendre en compte celui de tous les êtres sensibles. Et c’est la souffrance qui est le critère.

D’après Tom Regan, le critère à prendre en compte n’est pas la souffrance, mais le fait d’être « sujet-d’une-vie » (subject-of-a-life). C’est une notion complexe, mais pour résumer, chaque individu, humain comme non-humain, se soucie de sa propre vie. Cette sorte de conscience suffit à justifier l’existence de droits pour les animaux, en particulier le droit au respect.

Lorsqu’on parle de droit des animaux, on se situe en fait souvent dans cette mouvance, non dans l’utilitarisme de Peter Singer qui rejette en fait le terme de « droits ». Pour aller plus vite, on emploie souvent « droit » dans tous les cas, mais ce n’est pas nécessairement correct. La théorie de Singer s’intéresse aux conséquences des actes, pas à la violation éventuelle d’un droit. En particulier, il s’oppose à la plupart des expérimentations sur les animaux non pas parce que ces derniers bénéficieraient d’un droit inaliénable de ne pas se faire mettre des aiguilles dans les orbites, mais parce que la souffrance ressentie par les animaux est plus grande que les bénéfices pour les humains.

Mais rien n’empêcherait de tuer une baleine si cela permettait de sauver cent Norvégiens, si ? Tom Regan, afin de répondre à l’utilitarisme de Singer, prend dans son livre l’exemple de sa tante Bea.

Ma tante Béa est vieille et inactive. C’est une personne grincheuse et aigrie, mais pas physiquement malade. Elle veut vivre. Elle est également plutôt riche. Si je pouvais me saisir de son argent, je pourrais faire fortune : or, elle compte me léguer cet argent après sa mort, mais refuse de le faire maintenant. Afin d’éviter une énorme ponction fiscale, je compte donner une grosse somme de mes profits à l’hôpital pour enfants local. Beaucoup d’enfants bénéficieront de ma générosité, ce qui réjouira leurs parents et leurs amis. Si je n’obtiens pas l’argent très vite, toutes ces ambitions seront réduites à néant. L’occasion unique de faire un énorme profit sera passée. Dans ce cas, pourquoi ne pas tuer ma tante Béa ? Oh, bien sûr, je pourrais me faire attraper. Mais je ne suis pas idiot, et en outre, je peux compter sur son médecin pour coopérer (il s’intéresse au même investissement, et je connais pas mal de choses sur son passé trouble). L’acte peut être exécuté… professionnellement, dirons-nous. Il n’y a que très peu de chances de se faire attraper. Quant au poids sur ma conscience, je suis une personne pleine de ressources et me satisferais amplement – allongé sur une plage à Acapulco – de penser à toutes ces personnes à qui j’aurais apporté joie et bien-être.

Supposez que tante Béa soit assassinée et que le reste de l’histoire se déroule comme prévu. Aurais-je fait quelque chose de mal ? D’immoral ? D’aucuns diraient que oui. Mais pas selon l’utilitarisme. Comme ce que j’ai fait a apporté le meilleur résultat possible en fonction du total de satisfaction et de frustration de tous ceux qui étaient impliqués, mon acte n’est pas mauvais. En fait, en tuant tante Béa, le médecin et moi-même n’avons fait que notre devoir.

Le même type d’arguments peut être réitéré dans toutes sortes de scénarios, ce qui montre à chaque fois que la position utilitariste mène à des résultats que, en toute impartialité, l’on ne peut juger que condamnables moralement. Il est mal de tuer ma tante Béa au nom de la maximisation de la satisfaction d’autres personnes. Une bonne fin ne justifie pas de mauvais moyens. Toute théorie morale idoine doit expliquer pourquoi il en va ainsi. L’utilitarisme échoue à cet égard et ne peut donc être la théorie que nous adoptons.

On peut contester à Tom Regan le fait d’avoir pris un exemple dans lequel le personnage n’est pas très sympathique. Pourquoi ne pas simplement présenter une situation où Gandhi doit décider de tuer ou non un Adolf Hitler pédophile afin de sauver des millions de personnes et de chatons ? Le procès est en somme déjà à charge dans la présentation de l’exemple, alors que la logique serait la même : pour Regan, nous avons tous une valeur intrinsèque en tant qu’individus (humains ou non-humains), indépendamment de la valeur que nous pouvons avoir pour les autres. Il indique d’ailleurs un peu plus loin que Mère Teresa et un vendeur de voitures peu scrupuleux ont la même valeur et ont tous les deux le même droit au respect (ce qui rejoint mon exemple extrême).

Toujours est-il que Regan s’oppose à Singer car il refuse par principe que l’on justifie des moyens « mauvais » par des fins « bonnes » comme par exemple le bien social. C’est à vrai dire une différence de point de vue qui ne concerne pas que les animaux, bien entendu. La particularité de Regan est que les animaux non-humains aussi ont cette valeur inhérente, car ils sont les sujets-d’une-vie dont ils font l’expérience. Par conséquent, ils ont des droits.

J’en ai déjà parlé ici, mais je ne pense pas que ces deux théories soient complètement exclusives l’une de l’autre. Il me semble que l’on peut garder du bon dans les deux, et je suis assez horripilé par les débats haineux sans fin entre partisans extrémistes de l’une ou l’autre théorie, pour qui l’ennemi ne semble plus être les exploiteurs d’animaux mais les vegan n’ayant pas choisi le bon poulain.

Peace.

4 réflexions sur “Droit des animaux, utilitarisme et autres joyeusetés à poils longs”

  1. Bien intéressant.
    Une pensée d’Estiva Reus :
    « L’adhésion à un courant de philosophie morale plutôt qu’un autre n’a pas d’importance décisive. On est en effet dans un domaine où il suffit d’examiner le problème sans a priori pour parvenir à la conclusion qu’il n’est pas justifiable d’infliger la souffrance et la mort de façon “gratuite”, par simple convenance ou habitude. »
    (elle est super Estiva Reus)
    Vous n’en parlez pas mais il y a d’autres courants de la libération animale, ça permet de sortir de l’opposition Singer, Regan, Francione (tous des mecs tiens, alors que la plupart des véganes sont des femmes, et que l’histoire de la cause animale est très féminine et liée au féminisme). Je pense en particulier à Carol J. Adams, si vous ne connaissez pas je vous conseille La politique sexuelle de la viande (et il y aussi A. Breeze Harper, et Sunaura Taylor, et pas mal de penseuses passionnantes, il faut parler des penseuses, Singer, Francione prennent toute la place, alors qu’il y a bien plus passionnant ailleurs).
    Super blog, au fait. Apaisé, informatif, apaisant et drôle. On en a besoin dans le paysage du mouvement.

    1. 1) Sur l’idée de l’adhésion, certaines personnes (malheureusement ?) ont besoin de se « reconnaître » dans un courant bien défini, pour ça comme en politique ou dans d’autres domaines. Comme si le fait d’être « de gauche » ou « de droite », par exemple, avait plus d’importance que le contenu de leurs idées et principes. De la même manière que certains ont besoin de maîtres à penser, de gourous… Je vous suis sur le constat, en tout cas : dans l’idéal, on n’a pas besoin de théorie complexe pour comprendre qu’éventrer un porcelet c’est pas bien 😉
      2) Absolument, il y en a plein. Quand j’aurai le temps, j’essaierai de faire un article plus complet pour présenter d’autres « mouvances » ou courants. C’était un peu une « intro » si vous voulez.
      3) Pour les femmes : c’est un peu la même chose partout je pense. On est toujours, même dans ces champs, dans une société patriarcale, malheureusement. Les grands penseurs « médiatiques » sont souvent des hommes. J’avoue ne pas connaître Sunaura Taylor, merci pour le conseil ! Il y a aussi Melanie Joy, entre autres. Je ne suis pas nécessairement d’accord avec tout, mais ça reste intéressant.
      4) Merci ! J’essaye. Mais quand j’arriverai à la fin de mon stock de blagues, ce sera un blog déprimant. Ou alors je mettrai des lolcatz.

  2. Bonsoir.

    Je viens de découvrir votre blog dont les articles sont très agréables à lire, bravo.

    Toutefois, il est un peu dommage de résumer ainsi trop « grossièrement » Regan, pour qui tous les animaux ne sont pas forcément sujets-d’une-vie ! Ce qui est complexe, dans sa théorie, c’est bien que certains êtres n’ont pas de valeur intrinsèque… ou en ont une qui est subitement inférieure à celles des autres dans une situation de crise (comme dans le célèbre cas du canot).
    Bref, je suppose que vous savez déjà tout ça et que votre synthèse visait vraiment à clarifier l’opposition utilitarisme/déontologie.

    Encore bravo pour vos articles !

    1. Oui, c’est bien plus compliqué, je le sais bien… Mais j’essaye de synthétiser 😉

      Je ne perds pas espoir de faire un jour des analyses détaillées des penseurs, activistes et philosophes qui m’intéressent. En tout cas, merci pour vos compliments !

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