Alors que le rôdeur Kasar s’approchait de la tour sombre du nécromancien, il entendit un bruit. Il sursauta, bondit dans un fourré et attendit quelques minutes, aux aguets, pantelant. Lorsqu’il fut assuré qu’aucun garde ne pouvait le voir, il avança à pas de loup vers la porte des cuisines, qui était ouverte. Les cuisines étaient vastes, et la disposition des meubles faisait que peu d’abris étaient disponibles. Mais grâce à sa cape de furtivité, il put échapper au regard des diablotins qui préparaient le repas à l’intérieur. Il ne pouvait courir le risque de se faire prendre. Sa mission était bien trop importante. Ses amis comptaient sur lui, et surtout, surtout, l’influence maléfique du nécromancien devait à tout prix être contenue : il en allait sans doute de la vie de milliers d’innocents.
Abhatur, dernier descendant de la lignée des liches de Hourdan, était devenu au cours des siècles un nécromancien puissant, au pouvoir incontesté dans tout le pays. Son immense pouvoir lui avait permis de se maintenir en mort-vivance après qu’il eût poussé son dernier soupir, et son nom seul faisait trembler les paysans, les enfants, et les flans. Chaque mois, lors de la pleine lune, il envoyait ses méga-brigades de la terreur™ dans tous les villages pour qu’elles lui ramènent des elfes, des orcs ou des skavens en bonne santé. Les habitants ne pouvaient guère résister : le rapport de force était déséquilibré, et les méga-brigades de la terreur™ bien armées. On prétendait d’ailleurs que, sous leur longue robe noire, et derrière le froid glacial qui les entourait, il n’y avait rien d’autre que des âmes si tourmentées que le dieu de la mort lui-même n’en avait pas voulu.
Ce que le nécromancien faisait de ces gens, derrière les murs de sa tour sinistre, nul ne le savait. La confrérie des druides avait ainsi décidé d’envoyer Kasar en éclaireur : il devait aller enquêter dans la tour, et revenir faire son rapport. Kasar était fiable, discret et efficace. L’archidruide lui avait également confié un artefact très précieux : un globe d’émeraude magique, que les sages animalistes des temps anciens appelaient « l’œil de vérité ». Kasar avait pour tâche de le déposer dans la tour si jamais il découvrait ce qui s’y passait. L’œil renverrait alors les images à la confrérie, pour que chacun puisse connaître la vérité.
Telle était la mission du rôdeur Kasar.
En sortant des cuisines, il déboucha sur un long couloir, encadré de dizaines de portes. Poussé par cet instinct que seuls ont les rôdeurs de Hourdan, Kasar se mit à fureter de tous les côtés, à la recherche du moindre indice. Il examina quelques portes, mais bien vite choisit de porter son attention sur l’une d’entre elles, car derrière celle-ci provenaient des cris, d’horribles hurlements stridents qui semblaient déchirer la nuit. Un instant, Kasar pensa que le nécromancien s’était cogné le petit orteil dans sa table d’invocation. Mais il secoua la tête aussitôt :
– Non, c’est super con, c’est un squelette.
Il se dirigea vers la porte, qu’il trouva entrouverte. Il la poussa légèrement, et ce qu’il découvrit le glaça d’effroi : des centaines de prisonniers, nus, sales, hirsutes. Certains se trouvaient derrière des barreaux, entassés les uns sur les autres. D’autres étaient accrochés au plafond, la tête en bas, du sang dégoulinant de leurs plaies béantes. Enfin, certains tombaient dans une sorte de puits central, poussés par des geôliers zélés, des créatures de cauchemar : des minotaures à queue de castor. Tous hurlaient, tous pleuraient.
Que se passait-il dans cette salle ? Étaient-ce donc les victimes des rafles d’Abhatur qui se trouvaient ici ? Kasar était terrifié. Seul, il ne pouvait rien faire. À part observer. Ce sentiment d’impuissance lui était insupportable, mais il savait que sa mission était plus importante que toute tentative de sauvetage qu’il aurait pu faire… et rater. Il prit son courage à deux mains, s’approcha le plus possible du puits, et y lança l’œil de vérité.
Le globe se mit à flotter et à changer de couleur pour prendre celle des parois du puits : les sages n’avaient pas menti. Enfin Kasar ressortit de la salle, puis de la tour. Sa mission était accomplie. Il n’avait plus qu’à aller voir les druides, qui pourraient sans doute lui en dire plus.
Comme il fallait s’y attendre, lorsqu’il revint au cromlech de Heldeu, la confrérie des druides était dévastée par le chagrin. Tous avaient pu voir les images retransmises par télécryptopétrolithostasie et leur constat était sans appel, comme l’expliqua la druidesse Odri à Kasar :
– Le puits des âmes est une makina qu’Abhatur a invoquée depuis le cinquième cercle des Enfers, Kasar. Il contient le pouvoir de Belial, huitième démon majeur, Prince des Grands Maudits. Lorsqu’un être est jeté dans le puits des âmes, son corps est d’abord soumis à d’atroces souffrances. Sa peau se déchire. Ses muscles, ses nerfs se contractent. Puis se tordent. Ses organes explosent. Mais il est toujours vivant. Alors, c’est au tour de son âme de se faire tourmenter par Belial et ses démons. Toutes les plus horribles souffrances que tu peux imaginer, Kasar, l’être les subit, mais sans les limites que le monde physique peut imposer. Enfin, lorsque la pauvre victime est à bout, lorsqu’elle a connu l’ensemble des souffrances physiques et mentales que l’imagination peut créer, elle meurt, pour errer à tout jamais dans les limbes, sans but, et son essence vitale est dérobée par Abhatur. Il la place alors dans son phylactère, l’artefact qui lui permet de rester en non-vie.
– Ha.
– Tu l’as dit.
– Mais… C’est légal ?
– Pas tout.
– Heu… Pas tout ?
– Pas tout. Les utilisateurs de puits des âmes sont rarement des tendres. Ce seraient pas des orcs ou des elfes, mais des humains… Ce serait encore moins légal, bien sûr. Il est pas con Abhatur. En tout cas, merci, Kasar, grâce à ton courage, tout le monde va pouvoir connaître la vérité sur les agissements du maître de la tour de Hourdan. Nous allons enfin pouvoir mettre un terme à…
La druidesse fut interrompue par un petit druide qui arrivait en courant. L’homme s’arrêta devant elle et lui annonça qu’un garde impérial s’était présenté au dolmen d’entrée et demandait à voir Kasar. Odri et Kasar échangèrent un regard inquiet et se rendirent au dolmen. L’archidruide était déjà présent, et semblait en grande conversation avec le garde. Kasar se présenta, et s’enquit de la raison pour laquelle le garde souhaitait le voir.
– Rôdeur Kasar, fils de Benatus le batelier, petit-fils de Sygni la cordelière, arrière petit-fils de Vouj…
– Oui, oui, c’est moi. Que voulez-vous ?
L’homme sortit de sa poche un globe d’émeraude et le montra à Kasar :
– Par ordre de Sa Majesté l’Empereur, vous êtes en état d’arrestation, pour violation du domicile du nécromancien Abhatur, et pour avoir porté atteinte à son intimité.
– SÉRIEUSEMENT ?
– Vous allez me suivre jusqu’au tribunal impérial, où vous serez jugé.
– Vous savez que c’est un nécromancien mort-vivant, hein ? Vous savez qu’il a un heu… « puits des âmes », dans lequel il arrache la peau et les muscles de ses victimes, leur fait exploser les organes, tourmente leur âme et la donne en pâture à tous les démons du cinquième cercle des Enfers, leur provoque les pires souffrances imaginables sans raison et vole leur essence vitale, hein ? HEIN ?
– Bah oui, mais bon, y’a violation de domicile quand même.
– … Monde de merde.
La suite n’est pas encore écrite.
Aujourd’hui, lundi 4 septembre, deux militants de L214 sont convoqués devant le tribunal correctionnel de Versailles, pour s’être introduits dans l’abattoir de Houdan et avoir filmé ce qu’il s’y passe. Le procès a lieu à 14H. Ils risquent jusqu’à un an de prison et 15 000 euros d’amende. Bien sûr, le procès dépasse d’une part les simples considérations juridiques, d’autre part le cas d’espèce, et aura sans doute des conséquences sur le modus operandi de la protection animale dans l’avenir. Pour ma part, et en dehors du débat juridique technique, je considère que le droit d’informer (et d’être informé) justifie ces actions. Les images prises dans les abattoirs sont un outil précieux qui a permis de faire avancer la question de manière considérable en France. Je soutiens sans réserve les lanceurs d’alerte de L214, et je leur dédie cette petite fiction sans aucun, mais alors aucun rapport avec le sujet.
Merci pour cette petite fiction bien écrite. Sympathique soutien au courage authentique de ces 2 lanceurs d’alerte, parce qu’il en faut pour oser exposer la sordide filière agro industrielle de l’élevage.