Le libre-choix de manger son buraliste

On peut appréhender le véganisme (ou végéta*isme, ou animalisme ou ce que vous voulez, vous savez à quel point j’aime les labels) de deux manières différentes, assorties de la multitude de manières qu’il y a entre les deux.

Un mode de vie, ou un projet de société.

Le mode de vie inclut le régime alimentaire, évidemment, mais pas seulement, car on élimine en principe cuir, laine, et édredons en vison. Certes, techniquement parlant, un végétalien peut essuyer le tofu soyeux qui reste dans sa moustache avec une serviette en peau de ragondin tout en regardant Chasse et Pêche, mais peu importe. C’est, je pense, assez rare. Et ce n’est pas mon propos.

Quand on envisage cela comme un mode de vie, on se revendique du « choix personnel », de la liberté de chacun de vivre comme il l’entend du moment qu’il fout la paix aux autres.  Le végéta*ien qui mange son gratin de blettes au lait de coco pépère n’embête personne.

Quid du projet de société ? C’est là que le bât blesse. Parce que tant que le végéta*ien en question mange son gratin de blettes, les gens le laissent tranquilles, la plupart du temps. Le moquent, dans le pire des cas. C’est quand il veut que les autres fassent pareil qu’il encourt les critiques, voire la violence verbale. Et, spoiler alert, la plupart des végéta*iens (mis à part ceux qui font ça pour des raisons de santé, peut-être) veulent un changement de société. Le véganisme est avant tout politique. Certains revendiquent, certains militent, mais je pense ne pas me tromper en disant que la plupart veulent que le véganisme s’étende au-delà de leur assiette.

Et c’est justement quand on critique, au-delà de son assiette, le fait qu’il puisse exister, ailleurs, des assiettes contenant de la viande ou du fromage que l’on milite, que l’on fait du « prosélytisme ». Comment ose-t-on dire aux autres ce qu’ils devraient manger ou ne pas manger ? C’est une réflexion qui revient souvent, dans différents contextes :

– « he, mec, tu fais ce que tu veux, te laisse pas emmerder par les autres ! Si tu veux pas manger de viande, tu manges pas de viande, chacun fait ce qu’il veut ! » (à lire avec l’accent belge, parce que j’ai décidé que ce personnage serait belge)

– « je respecte ton végétarisme, tu dois respecter mes convictions aussi. Je décide de manger de la viande, c’est mon choix, il faut que l’on se respecte les uns les autres. » (à lire avec l’accent franc-comtois, se référer à la raison ci-dessus)

A mon sens, le problème dans ces deux situations, c’est qu’elles partent d’un postulat erroné, qui est que le choix de chacun de manger ceci ou cela relève du seul choix personnel. Car un choix personnel cesse d’en être un lorsque d’autres individus sont impliqués. Et quand on mange une côtelette, on mange un autre individu. Qui n’a sans doute pas donné son accord préalable, parce que « bêêêêêê bêêêêêê bêêêêêê », c’est pas flagrant comme consentement.

C’est pour moi une évidence.

Mais le piège, dans lequel je tombe très souvent, est de considérer que ses propres évidences sont aussi celles des autres, que l’on a tous en tête les mêmes éléments, une sorte de socle commun de connaissances partagé par tout le monde, et que seule la logique faisant le lien entre ces éléments varie d’une personne à une autre. C’est une erreur.

Il y a quelque temps, je suis tombé sur un réquisitoire contre les vegan, écrit par une femme qui, visiblement, avait eu à supporter les attaques de ceux-ci sur son alimentation. Elle expliquait qu’elle s’était intéressée au véganisme parce qu’elle aimait les animaux et voulait repenser la place de l’homme dans la nature et rendre le monde meilleur. Mais elle était tombée sur des vegan agressifs (ce qui survient trop souvent, il faut bien le reconnaître), qui critiquaient son mode de vie « carniste », alors qu’elle ne critiquait pas le leur. Or, continuait-elle, il faut se respecter les uns les autres sans apporter de jugement sur les choix personnels des gens. Par conséquent, elle s’est détournée du véganisme.

Je vous en ai traduit un extrait, parce que j’ai beaucoup trop de temps devant moi :

Nous sommes confrontés à une multitude de choix moraux, spirituels et éthiques : l’allaitement ou le biberon, l’école ou l’enseignement à domicile, la foi ou l’athéisme, être une mère au foyer ou aller travailler pour gagner de l’argent, vegan ou non vegan.

Nous faisons ces choix en fonction des circonstances, de nos connaissances, de nos recherches, de notre éducation, de notre expérience de la vie. Ces choix ne sont ni bons ni mauvais. Ils sont. Ils représentent notre libre-arbitre, notre capacité de penser par nous-mêmes et de choisir notre propre voie.

 

Si j’ai trouvé cette histoire intéressante, c’est parce qu’elle contient plusieurs éléments de réflexion pour les végé comme pour les autres. Et cette histoire est banale, au fond. Je suis persuadé que le raisonnement de cette personne est celui de centaines d’autres.

Tout d’abord, elle a rejeté le véganisme à cause des vegan. Elle a condamné la cause avec ses défenseurs. C’est une aberration logique : imaginez que vous disiez que lutter contre la famine en Afrique, c’est mal, parce que l’église catholique le fait aussi et que vous êtes anti-clérical. Idiotie, oui, mais il se trouve que des raisonnements à la con comme ça, ça arrive. Tous les jours. Sur tout un tas de sujets. Un parti politique vous tente mais l’un de ses responsables a une grande gueule et vous l’aimez pas. Un livre a l’air intéressant mais un chroniqueur que vous détestez l’a bien aimé, alors pas moyen. Oui, ça arrive, et c’est notamment pour ça qu’il faut savoir communiquer, qu’il faut donner de nous une bonne image. Pas simplement pour ne pas froisser son interlocuteur, ou par politesse et savoir-vivre – c’est secondaire selon moi – mais pour les animaux. Parce que les gens raisonnent comme ça, et que les animaux méritent bien qu’on mette sa colère et son ressentiment de côté pour que les gens nous écoutent.

Ensuite, elle est persuadée que le fait de manger de la viande ou de ne pas manger de viande, c’est kif-kif bourricot. Que c’est du même registre que le fait d’éduquer ses enfants à l’école ou à la maison. De choisir un Mac plutôt qu’un PC, pourquoi pas. Ce qui me paraît faux, bien entendu, parce que dans un cas il est question de la mort d’un individu, pas dans les autres.

Ce qui est en cause, c’est au fond le statut de la liberté. Voilà, c’est fait.

Donc oui, toutes choses égales par ailleurs, manger de la viande, c’est moins glop que ne pas manger de viande. C’est le principe même du véganisme, non ? Pourquoi veut-elle arrêter la viande si elle pense que manger de la viande, c’est pas grave ? On devient vegan pour mettre un terme à cette barbarie, c’est pas ça ? Elle se rend compte qu’un individu est la victime de son « choix personnel », non ?

Pas nécessairement. Quelque chose que j’ai eu beaucoup de mal à comprendre durant de nombreuses années, c’est que les gens arrêtent la viande pour de nombreuses raisons. Ce qui m’a poussé, moi, à arrêter, ce sont des considérations éthiques, effectivement. Pas l’environnement, pas la santé, pas la religion, pas la volonté de « repenser mes rapports avec la nature ». C’est très terre-à-terre : animal = être sensible donc animal mort = pas bien. Et pas seulement dans mon assiette. Partout.

Donc que quelqu’un me soutienne que manger de la viande est un choix personnel, de mon point de vue, c’était comme si l’on m’avait dit « écoute, je trompe ma femme si je veux, c’est mon choix personnel » ou « je tabasse les gays dans la rue si je veux, c’est mon choix personnel ». Il manquait un élément à ma compréhension, ce qui faisait que ce que j’entendais était absurde. Parce que, comme pour le féminisme, l’antiracisme ou toute lutte contre l’oppression, le « choix personnel » n’existe pas quand quelqu’un d’autre est impliqué.

Et puis j’ai compris.

J’ai compris que la plupart des gens ne considéraient pas l’animal comme une personne, comme un individu, que c’était là la pierre d’achoppement qui expliquait pourquoi tant de discussions m’avaient semblé être des dialogues de sourds. J’avais en réalité sauté une étape : avant de faire comprendre à quelqu’un que lorsqu’il mange un yaourt, il participe à la souffrance d’un animal et qu’il devrait donc arrêter, j’aurais dû expliquer pourquoi l’animal ne doit pas souffrir, pourquoi c’est un individu, un être sensible.

Et je pense que nous devons bien comprendre ça : lorsque nous défendons notre cause, il faut connaître son interlocuteur. Il est impossible d’avoir un discours tout fait parce que les raisons qui poussent à manger de la viande sont aussi diverses que les raisons qui poussent à ne plus en manger. Certains peuvent ne jamais s’être posés la question de la conscience des animaux : peut-être est-il bon de commencer par là. Certains avancent des arguments biologiques ou culturels : peut-être que cela signifie qu’ils ont quelque chose en eux qui leur dit qu’au fond, c’est pas si bien que ça, mais ils ont juste l’impression de ne pas pouvoir faire autrement. Certains méprisent les animaux mais s’intéressent à l’avenir de la planète, pour des raisons écologiques mais pour l’intérêt des humains : concentrons-nous sur l’horreur environnementale de la viande, en mettant de côté si besoin les considérations éthiques « animalistes ».

L’auteur de ce réquisitoire a sans doute été confrontée a des arguments dans l’absolu vrais, mais qui ont raté leur cible parce qu’ils ont méconnu les postulats que leur compréhension supposait. Et vous avez beau expliquer à quelqu’un avec brio et charisme l’histoire de l’esclavage, si cette personne entend « robinet » à la place d' »esclave », c’est peine perdue.

3 réflexions sur “Le libre-choix de manger son buraliste”

  1. Aucun commentaire pour cet article ?

    Je le trouve brillant : avant de commencer à argumenter, il faut réussir à trouver un postulat de départ commun dans la discussion : il n’y a aucune caractéristique que l’on ne peut trouver chez l’intégralité des êtres humains – cas marginaux inclus – et que l’on ne retrouve pas chez les animaux non humains, donc la discrimination spéciste n’a pas lieu d’être, et l’animal non humain sentient est bien une personne (non humaine).

    Il n’y a peut-être que les antivéganes avec lesquel·le·s aucun postulat de départ commun ne pourra être trouvé, peut-être parce qu’iels savent que ce postulat entraine nécessairement, in fine, la prise en compte des intérêts des animaux non humains sentients.

    1. C’est vrai, les anti sont déjà dans une posture de rejet a priori, ce qui rend les choses beaucoup plus compliquées. Je pense que pour eux, il y a une étape avant même le raisonnement ou la prise de conscience : la remise en cause de leurs préjugés, l’acceptation de leurs erreurs possibles, etc. Et ça, on n’y peut pas grand-chose. Ou en tout cas, ça dépasse la communication « thématique », c’est sans doute un système de pensée particulier, et je me demande même si ceux-là n’ont pas le même pour tout un tas de choses.

  2. Ping : Battle #5 : le totalitarisme des gazelles cis blanches qui ont tous les droits | How I Met Your Tofu

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